Minuashu (« c'est beau », en innu)

Respirer. Ce processus quasi automatique, dont on prend conscience assez vite, quand il y a un dérèglement, un empêchement. Genre, une bronchite. Ou pire. Genre quand on s'étouffe avec du popcorn. 

Mais il y a plus. Notre système respiratoire est lié à nos émotions, à notre concentration, à la méditation et à la simple capacité d'oxygéner le sang, donc le cerveau. On prend de grandes respirations pour mieux penser.

« Inspire; expire. »

Sauf que les mots ont aussi des connotations multiples qui viennent brouiller les pistes : l'inspiration, au sens figuré, c'est aussi l'impulsion d'agir ou l'action de ressentir un afflux d'idées, en général nouvelles et créatives, un nouveau souffle. Tandis que, quant à lui, le mot « expiration » peut aussi signifier la fin de la vie, l'agonie, la mort. 

« Inspire; expire. »

On aurait alors une toute autre signification, si on ne percevait que cette connotation, et ça donnerait quelque chose comme : « Stimule la créativité (inspire); meurs (expire). » Deux injonctions, deux actes à accomplir du même souffle

Très différentes, ces deux significations. 

C'est banal dit comme ça, mais c'est cette ambiguïté au coeur des mots qui me semble le mieux représenter l'insoutenable légèreté de l'art. D'un côté, le sens premier des choses et du langage pris au pied de la lettre, au premier degré. À moitié instantanée, la perception du caractère artistique et/ou esthétique des choses, c'est comme la respiration de l'art, c'est l'oxygène qu'on a besoin pour vivre.

« Inspire; expire. » 

De l'autre, la transcendance et la poésie. Comme si on pouvait aller au-delà de la matière, pour toucher à ce que d'autres ont appelé la spiritualité, la mystique, le sublime, le sacré.

Les deux mêmes mots qui référaient à peine à l'acte le plus banal et essentiel qui soit (respirer), se mettent soudain à montrer autre chose. 
6.522 - Il y assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le Mystique.  (Wittgenstein, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus, trad. Gilles Gaston Granger, Gallimard Tel, 1993)

Pris au second degré, ou de manière métaphorique, ou mystique, la simple concaténation de ces mots : « Inspire; expire. », devient une sorte d'injonction à vivre et à mourir selon une morale (en inspirant les autres par l'exemple qu'on leur donne) ou une posture artistique (l'inspiration comme impulsion, comme souffle créatif, comme influence spirituelle). 

La mort seule vient inéluctablement mettre un terme à l'inspiration sous toutes ses formes. Littéralement. Et la mort devient un des deux rouages d'une machine simple : comme les ressorts d'horlogerie qui figurent dans une des oeuvres de Monique LeBlanc dont j'ai parlé précédemment. La mort ne fait pas partie de la vie, sauf pour les autres. Ce sont les « survivant.e.s » qui doivent composer avec la mort d'un proche. « Inspire; expire. »





Les mots portent en eux-mêmes leur propre univers complexe et leur propre mort (c'est-à-dire : la limite extrême de leur signification), qui est indicible.

Quand on est en présence d'un objet d'art, on peut avoir le souffle coupé par tant de beauté ou par les émotions que l'oeuvre suscite, et cela devient indicible, donc mystique.

C'était mon cas lundi soir dernier à la projection de Kuessipan, de Myriam Verreault (d'après le roman de Naomi Fontaine). Estomaqué. Le souffle coupé. L'émotion à fleur de paupière, à fleur de lèvre tremblotante, à fleur de coeur brisé. Brisé par les tragiques évènements relatés dans le film. Au fond, brisé par les mêmes rouages que les auteurs tragiques grecs, aux origines du théâtre, utilisaient pour susciter l'excitation, les larmes, la stupeur et le rire. Ça reste au fond le même mécanisme qui mène au même but : la catharsis.

Catharsis, en grec, veut dire purifier, purger. Nettoyer au sens le plus sacré et noble du terme.

Et pour Aristote, philosophe grec, la tragédie avait la faculté de susciter la catharsis, de purger les émotions des gens. Par exemple, il disait qu'au théâtre : 


Nous prenons plaisir à contempler les images de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité. (Aristote, Poétique 1448b10)
Pour lui, les gens prenaient plaisir à voir des choses horribles, comme un meurtre ou des actions moralement mauvaises, au théâtre. On pourrait en dire autant du cinéma. Mais au final, pour Aristote, les spectacles stimulent l'empathie pour mieux nous débarrasser des émotions qui nous engorgent, qui nous étouffent. On ressort du spectacle purifié, allégé. 

On respire mieux.

Je savais que j'allais être immergé dans une oeuvre de fiction en allant voir Kuessipan. Pourtant, grâce à la « suspension de l'incrédulité », grâce à la technique mise en branle pour arriver aux fins cathartiques du film, grâce à la combinaison de tous les éléments qui composent une oeuvre cinématographique de haut niveau comme celle-là, mais aussi de tous les éléments qui composent ma propre expérience subjective de spectateur (la salle obscure; l'écran géant; le son; l'image; ma solitude entourée de mes semblables), je me suis laissé prendre au jeu, et j'ai été soufflé devant tant de beauté. Inspiré, aussi. 

Minuashu. Ça veut dire « c'est beau », en innu. 

Voici le résumé de Kuessipan

Deux amies inséparables grandissent dans une communauté innue. Mikuan vit au sein d’une famille aimante, tandis que Shaniss recolle les morceaux d’une enfance bafouée. Enfants, elles se promettent de toujours rester ensemble, coûte que coûte. Mais à l’aube de leurs 17 ans, leur amitié se craquelle lorsque Mikuan s’amourache d’un blanc et se met à rêver de sortir de cette réserve trop petite pour ses ambitions.

C'est au-delà de mes capacités à expliquer pourquoi j'ai été aussi bouleversé par ce film. C'est le Mystique, dont parlait Wittgenstein. C'est la catharsis d'Aristote. C'est la magie du FICFA. Je suis reconnaissant d'avoir vécu ça.

Ce n'était pas un film projeté dans le cadre du VAM... Mais il me hante. Et j'ai quelques autres idées de textes à publier. Il reste encore 24h au FICFA. Je vous parlerai un peu plus longtemps que ça, si vous permettez...

À demain!



(Photo que j'ai prise pendant le film... je sais, c'est bizarre, mais des fois je fais ça...)

Comments

  1. Juste merci pour la noblesse de ton expérience et tes mots justes mais en même temps on sent que tu aurais voulu en dire encore plus. Je dis moi un seul mot pour le décrire et l'avoir vu ou plutôt l'avoir partagé 6 fois, mon mot est "authentique" et ce que l'on vit en le voyant, on a l'impression d'être des voyeurs tellement, même si on sait que c'est joué, que l'on est un petit papillon ou une mouche qui observe la VRAIE vie d'une famille Inu et de 2 amies de toujours et que pour la première fois les barrières d'un peuple qu'on l'on ne connait pas TOMBENT et nous entraînent vers notre nous profond parce qu'on ne s'attendait pas à ça.... Et ça fait dont du bien, enfin ...... C'était temps

    authentique

    adjectif

    (bas latin authenticus, du grec authentikos)

     DÉFINITIONS authentique
    Dont l'exactitude, la vérité ne peut être contestée : Histoire authentique.Dont l'origine est indubitable : Un authentique Rubens. D'une totale sincérité

    Et c'est à mon avis cela qui trouble et nous ramène à chacun de nous.....

    Manon

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