Le VAM au corps


Le Collectif HAT


Vendredi 15 novembre, 17h34. J'entre au Centre culturel Aberdeen pour tout voir, pour m'imprégner de toutes ces histoires, qui se rembobinent à l'infini avant de se projeter jusqu'au bout de la nuit. Tout d'abord, triple vernissage. Le rez-de-chaussée fourmille déjà de monde. Je m'élance. 

Les gens, partout autour de moi, s'entrecroisent, se saluent, discutent, spectateurs et artistes, nouveaux venus et habitués. Gens qui parlent doucement, gens de toutes générations, gens de métiers, gens de talents, gens modestes, gens d'ailleurs, toutes ces personnes se déploient entre les murs couverts de signes, couverts d'histoires. Je tente de me fondre dans ces chorégraphies, dans ce tourbillon : illustres inconnus, revenants aux histoires grêles, amis aux mains reconnaissables entre toutes, jeunes gens des neiges d'antan, vieilles âmes de vingt printemps, visages familiers qui s'ouvrent comme des fleurs, hommes aux fronts longs, femmes aux rides rieuses, jeunes filles qui savent conter des "patchets", jeunes hommes beaux comme la lune et ambigus comme l'automne, vieilles branches généalogiques retrouvées, parentés abstraites, jeunes fauves aux rires carnassiers, gens tranquilles, gens de beaucoup de millage, gens sans préjugés et d'autres aux coeurs usés, femmes trans aux pupilles comme des mondes, vieux couples assagis, gens seuls aussi, gens de Moncton et gens d'ailleurs, toutes et tous réuni.e.s pour un soir.



Je passe d'une oeuvre à l'autre, d'une personne à l'autre; j'ai la peau qui, imperceptiblement, se couvre de molécules de mes semblables, comme une vitre se couvre de pluie, souffles, sueur, haleines, cellules, poils, cheveux. De mains serrées en embrassades, de bises sur les joues en caresses sur le dos, sans cesse, au fil du premier acte de cette soirée, je me couvre de vous. Invisible, cette infinitésimale profusion de corps étrangers se dépose sur mon épiderme, remplit mes poumons et probablement mes muqueuses, colle à mes vêtements et à mes cils. Je me sens devenir pluriel, je me sens envahi de vous, il y a une communauté qui m'offre ses molécules et qui se diffuse en moi. D'exposition en exposition, de projection en projection, de pause en pause, de salle en salle, de rencontre en rencontre...

Au croisement de la Galerie Sans Nom, de la Salle Sans Sous et de l'Atelier d'estampe Imago, entre les Brumes du Coude et l'école DansEncorps (lesquelles sont animées, au loin, de leur bruissement propre, vaguement familier), les corridors deviennent des salles, les salles forment des passages, et le haut et le bas deviennent relatifs. Le Collectif HAT (Hyacinthe, Angie, Tracey) est en résidence de création à la galerie, et nous ouvre les portes de son HATelier. On connait déjà depuis quelques années l'immense promesse de ces jeunes artistes, leurs expérimentations pleines d'inventivité, leurs fulgurances. Pour ma part, je les ai "découverts" comme artistes médiatiques en avril 2018, lors du festival d'art sonore RE:Flux, avec leur projet Tremble, additionnés des artistes Xavier Richard et Richard Daigle. 



À deux pas de là, dans l'espace de l'entrée principale du Centre culturel Aberdeen, la cinéaste Monique LeBlanc nous révèle qu'elle est aussi une artiste visuelle de grand talent avec Je peux aussi ne pas exister - I can also not exist, sa toute première exposition. Inspirée par son enfance et par des photographies déjà relativement anciennes où elle apparaît toute petite et sans sourire, celle qui avait réalisé un percutant documentaire sur le peintre Roméo Savoie - La peinture au corps, en 2010, nous propose une série de toiles complexes, aux techniques mixtes intégrant des objets trouvés, vieux ressorts, photographies, cartes postales, dessins d'enfant, etc. Tant d'un point de vue technique que théorique, ses oeuvres démontrent une maîtrise stupéfiante. À voir et à revoir.

À l'Atelier d'estampe Imago, où l'on présente l'artiste de Sackville Rachel M. Thornton, qui nous fait voir des étoiles avec uranography, des artistes travaillent malgré les attroupements, les débordements, les mouvements inhabituels; et l'heure passe, entre la relève pleine de sève, les habitués, les nouvelles adeptes et les yeux rieurs du vénérable nonagénaire Roméo Savoie, figure tutélaire de l'art en Acadie, venu saluer celle qui lui a consacré un documentaire exceptionnel.



Déjà il faut partir, traverser au théâtre L'Escaouette, pour la prochaine séance, le prochain acte : des courts-métrages acadiens, du Nord et du Sud, de Saint-Pierre-et-Miquelon jusqu'en Louisiane, en passant par Moncton et la Péninsule acadienne. Des fragments de poèmes visuels qui démontrent la diversité des genres et des Acadies possibles. Notons au passage les soeurs Richard, les membres susmentionnées du Collectif HAT, qui étaient déjà dans un de mes précédents billets et qui n'ont décidément pas chômé ces derniers temps : Angie et Tracey ont présenté Le grous poisson, un court-métrage qu'elles ont réalisé en Louisiane. J'ai adoré la manière dont elles ont intégré l'animation à l'image filmée, mettant délicatement en valeur l'enregistrement d'une histoire de pêche dénichée dans les fonds d'archives sonores de l'Université de Louisiane à Lafayette.

Une dizaine de courts-métrages plus tard, rebelotte au Aberdeen, cette fois pour la tant attendue séance d'Acadie Underground. Depuis 23 éditions, ce "mini-festival" dans le Festival présente des films tournés en Super 8, une technologie de 1965 créée par Kodak pour le cinéma amateur. En noir et blanc, difficile à maîtriser (en particulier la lumière) et muet, cette technique est pleine de surprises, ce qui confirme mon préjugé : les contraintes stimulent la créativité. Les prix du jury et du public ont été décerné à la même équipe créatrice composée d'Emmanuelle Landry, Louise Thériault et Érik Arsenault, pour un film à hurler de rire et qui m'a rappelé la vivacité, l'intelligence comique et le jeu d'acteur sur-dimensionné du cinéma muet de la Belle Époque, intitulé : Mario Breau. Je vous laisse deviner à quel jeu-vidéo classique il fait référence...

L'ambiance festive, la foule compacte dans la Salle Bernard-LeBlanc, la délicieuse lenteur des changements de pellicules dans le projecteur, la musique de DJ Lu : j'aurais voulu que cette soirée ne se termine jamais... Et j'aurais aimé avoir tout le temps du monde devant moi pour vous raconter les autres films, les autres émotions, les autres rencontres... Demain, demain peut-être...

Deux des trois membres de l'équipe gagnante d'Acadie Underground 23 : Louise Thériault et Érik Arsenault



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